Contentieux de construction et inflation des materiaux : agir avant la rupture

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Entre l'augmentation vertigineuse du cout des materiaux, les retards de chantiers et des textes qui evoluent sans cesse, le contentieux de la construction est devenu un risque quasi structurel pour les acteurs du BTP et de l'energie. Plutot que subir, il est encore possible d'anticiper juridiquement cette nouvelle donne.

Pourquoi les chantiers derapent plus vite qu'avant

Depuis 2021, les hausses de prix de l'acier, du beton, du bois ou encore des composants electriques ont bouleverse l'economie des chantiers. L'inflation revient, les taux remontent, les delais de livraison s'allongent. Resultat : des projets publics et prives en France se retrouvent pieges dans des contrats figes, negocies dans un autre monde.

Les maitres d'ouvrage veulent evidemment que le prix reste le prix. Les entreprises de construction, elles, etouffent sous des surcouts parfois superieurs a 20 ou 30 %. Entre les deux, la tentation est forte de transformer une difficulte economique en litige de construction pur et dur, avec expertises, arrets de chantier, appels d'offres relances en catastrophe.

Or, la plupart de ces conflits auraient pu etre largement circonscrits - sinon evites - par une approche contractuelle plus fine en amont, ou par une gestion precontentieuse un peu plus structuree. C'est precisement la que se joue la difference entre un incident maitrise et une derive contentieuse toxique.

Un cadre juridique qui bouge sous vos pieds

Indexation, imprevision et renegociation : les outils existent

On lit encore trop souvent des contrats de construction qui ignorent, ou malmenent, des mecanismes pourtant parfaitement utilisables :

  • les clauses de revision de prix (indexation sur indices officiels type BT01, ILC, etc.)
  • les clauses d'imprevision inspirees de l'article 1195 du Code civil
  • les clauses de hardship, plus elaborees, souvent utilisees dans les grands projets d'infrastructures ou d'energie

Depuis la reforme du droit des contrats, le juge francais accepte plus volontiers l'idee qu'un bouleversement economique imprevisible justifie une renegociation, voire une adaptation judiciaire du contrat. Mais compter uniquement sur le tribunal, dans un contexte de contentieux d'affaires deja sature, c'est strategiquement faible. Le vrai enjeu est d'inscrire cette mecanique dans le contrat des le depart.

Les marches publics sous tension

Dans les marches publics de construction, la question est encore plus delicate. Les possibilites de modification des contrats sont strictement encadrees par le Code de la commande publique. L'acheteur public a une marge de manoeuvre, mais pas illimitee. Le Conseil d'Etat et la doctrine l'ont rappele a plusieurs reprises, et les recommandations de la DAJ de Bercy ont tente d'organiser, en urgence, une gestion plus souple des surcouts lies a l'inflation.

Dans la pratique, beaucoup de maitres d'ouvrage publics hesitent, craignent le controle du juge ou de la chambre regionale des comptes, et se crispent. C'est la qu'un accompagnement juridique precis peut deverrouiller des situations qui, sinon, tournent tres vite a la confrontation.

Le precontentieux, cet art mal compris

Ce que vous faites souvent trop tard

Lorsqu'on intervient pour un maitre d'ouvrage ou un groupement d'entreprises sur un grand projet d'infrastructure, on constate un reflexe recurrent : on laisse filer les echanges pendant des mois, puis, au moment ou la relation devient franchement conflictuelle, on se reveille en cherchant a "betonner le dossier".

Le probleme est simple : a ce stade, une partie des preuves a disparu, les echanges contradictoires n'ont pas ete structures, et les reserves ont ete formulees a moitie ou hors delai. En termes de strategie contentieuse, c'est du handicap auto‑inflige.

Ce qui devrait etre mis en place, des les premiers signaux faibles de derive, c'est une mecanique de precontentieux construite : calendrier clair de notifications, reunions contradictoires documentees, lettres de reserves ciblees, mise en place eventuelle d'une mediation technique. Ce n'est pas spectaculaire, mais dans un dossier, c'est souvent cela qui fait gagner devant le juge - ou qui evite d'y aller.

Penser "expertises" avant le juge

En matiere de construction, l'expertise - amiable ou judiciaire - est la colonne vertebrale du litige. Elle fige les preuves, cristallise le debat technique, met chacun devant ses responsabilites. Attendre qu'un sinistre soit totalement cristallise pour mobiliser un expert, c'est se priver de mois, parfois d'annees, de visibilite.

Une bonne pratique consiste a :

  1. identifier tres tot les points techniques litigieux
  2. organiser une premiere expertise amiable contradictoire
  3. en cas d'echec, enclencher sans delai une expertise judiciaire ciblee

Cette approche est particulierement cruciale dans les secteurs a forts enjeux industriels ou energetiques, que le cabinet traite au quotidien, qu'il s'agisse de centrales nucleaires, de parcs eoliens offshore ou de projets d'infrastructures complexes. Elle permet d'eviter les dossiers qui s'enlisent dix ans.

Inflation des materiaux : clauses contractuelles a revoir d'urgence

Ce qu'on voit encore dans les contrats (et qui n'a plus de sens)

Beaucoup de marches, meme recents, continuent d'aligner des clauses de prix fermes, quasiment irrevisables, alors meme que la chaine d'approvisionnement mondiale est devenue erratique. Les delais d'execution sont souvent rigides, avec des penalites lineaires qui ne distinguent pas un retard de planning interne d'un blocage logistique global.

Dans ce contexte, trois chantiers contractuels meritent d'etre ouverts sans attendre :

  • la reecriture des clauses de revision et d'indexation de prix, avec des indices reellement correles aux materiaux strategiques du projet
  • la mise en place de mecanismes de partage des surcouts au‑dela de certains seuils, plutot que de laisser un seul acteur porter tout le choc
  • l'adaptation des clauses de force majeure et d'imprevision aux risques d'inflation extreme et de rupture de chaine logistique

Sur certains grands projets, on voit deja se negocier des modeles plus intelligents, inspires des contrats FIDIC ou de pratiques issues de l'arbitrage international. Ceux qui persisteront a signer des contrats "a l'ancienne" en feront tot ou tard les frais, devant le juge ou devant leurs financeurs.

Cas d'ecole : un chantier d'infrastructure en 2024

Imaginez un groupement d'entreprises engage sur un projet de tunnel et de terminal gazier, avec un contrat signe en 2020 sur des hypotheses de prix desormais obsoletes. En 2024, le cout des aciers speciaux a explose, les delais d'acheminement se sont etires, et le maitre d'ouvrage refuse toute renegociation substantielle.

Ce type de dossier, que des equipes comme celles d'Olivier Delsupexhe ou de Xavier Desnos connaissent bien, ne se gagne pas uniquement sur une brillante plaidoirie. Il se gagne sur la discipline documentaire, sur la qualite des notifications contractuelles, sur la comprehension fine des engagements techniques et sur une offensive equilibree entre precontentieux, negociation et, si necessaire, arbitrage international.

Autrement dit : celui qui a pense son contrat et sa gestion de projet avec une vraie culture du litige maitrise prend un avantage decisif.

L'hiver des chantiers : gerer les arrets et ralentissements saisonniers

Parlons d'un sujet prosaïque, mais explosif sur le plan juridique : le ralentissement saisonnier des chantiers, particulierement en hiver. Intemperies, conges, contraintes de securite... Les projets, notamment en France, vivent encore au rythme des saisons.

Chaque arret ou ralentissement est un nid a litiges potentiels :

  • qui supporte reellement le cout des immobilisations de materiel ?
  • comment imputer les penalites de retard lorsque plusieurs causes se superposent (intemperies, defaut d'approvisionnement, changements d'ouvrage) ?
  • quelles traces ecrites laissent les parties au fil des evenements ?

Or les contrats sont souvent terriblement lacunaires sur ces points, ou au contraire satures de clauses de style, copiees‑collees de modeles inadaptés. Pour un maitre d'ouvrage comme pour une entreprise de construction, revisiter ces stipulations a la lumiere des dernieres saisons - de plus en plus marquees, entre canicules et episodes de gel - n'est plus un luxe mais une mesure de survie juridique.

Reduire le risque contentieux sans anesthesier le projet

Mettre le juridique au coeur de la gouvernance de projet

Un grand projet d'infrastructure ou d'energie qui se contente de "consulter l'avocat" en cas de crise est presque assure de se retrouver un jour dans la rubrique des catastrophes contentieuses. Le droit de la construction moderne suppose autre chose : une integration continue de l'expertise juridique dans la gouvernance du projet.

Concretement, cela signifie :

  • associer, des l'amont, un conseil rompu aux contentieux d'affaires complexes pour structurer la documentation contractuelle
  • mettre en place, cote projet, un referent interne forme aux reflexes precontentieux (reserves, tracabilite, reporting)
  • prevoir une revue trimestrielle des risques juridiques majeurs avec l'equipe de direction
  • anticiper, si necessaire, un schema d'arbitrage international pour les litiges transfrontaliers a forts enjeux

Ce n'est pas de la paperasse supplementaire. C'est une facon de reduire le bruit juridique pour laisser le projet avancer, sans mettre tout le monde sous perfusion de clauses mal comprises.

Se nourrir des bonnes pratiques de place

Les acteurs francais de la construction et de l'energie n'ont aucune raison de rester isoles. Les pratiques de place, notamment issues des contrats internationaux type FIDIC ou des recommandations de la Federation Francaise du Batiment ou de la FNTP, offrent une base solide pour moderniser les reflexes contractuels. Les analyses publiees par des sources specialisees comme Le Moniteur donnent aussi un bon thermometre de ce qui se joue reellement sur le terrain.

Encore faut‑il accepter de les regarder avec un oeil critique, en les adaptant aux particularites de chaque secteur et de chaque projet, plutot que de plaquer des modeles tout faits.

Et maintenant, que faire de vos contrats en cours ?

La verite, c'est que la plupart des groupes industriels, des maitres d'ouvrage publics et prives ou des fonds d'infrastructure trainent derriere eux une traine de contrats herites d'avant l'onde de choc inflationniste. Fermer les yeux en attendant que ca passe serait une imprudence. Tout l'enjeu est de reprendre la main de maniere methodique, sans declencher de panique inutile.

Un audit cible des contrats‑cles, une cartographie des risques contentieux, la renegociation de certaines clauses sensibles, la mise a niveau des reflexes precontentieux : cela peut paraitre aride, mais c'est precisement ce qui permettra, demain, d'absorber le prochain choc sans transformer chaque chantier en champ de bataille judiciaire.

Si vos projets actuels ou a venir touchent aux secteurs de la construction, de l'energie ou des grands projets d'infrastructures, il est sans doute temps de revisiter votre dispositif. Vous trouverez sur le site du cabinet nos actualites et notre regard d'expert pour prolonger cette reflexion, ou tout simplement un point de depart pour mettre de l'ordre dans vos risques avant que le contentieux ne s'en charge a votre place.

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