Cyberattaques sur les directions financières : l'angle mort pénal des groupes
Les directions financières et trésoreries de groupes sont devenues des cibles privilégiées des cyberattaques. Fraude au président, rançongiciels, détournement d'IBAN : derrière ces scénarios se dessine un risque de droit pénal des affaires et de cybercriminalité souvent sous‑estimé, où dirigeants et banques se retrouvent en première ligne.
Une nouvelle réalité : vos flux financiers sont attaqués en continu
En quelques années, le paysage a basculé. Selon l'ANSSI et la Banque de France, les attaques par rançongiciel et les fraudes aux moyens de paiement visant les entreprises françaises ont explosé, avec une sophistication croissante des modes opératoires. Les groupes structurés, en particulier ceux actifs dans la banque, l'assurance, l'industrie ou le digital, sont désormais attaqués non pas "par hasard", mais parce que leurs flux sont massifs, complexes et, parfois, mal contrôlés.
Ce qui frappe, dans les dossiers que nous voyons passer, ce n'est pas uniquement l'audace technique des attaquants. C'est la faiblesse organisationnelle persistante de certaines directions financières, qui continuent de traiter ces sujets comme une "question IT", alors qu'il s'agit d'abord d'un enjeu de gouvernance, de responsabilité et de preuve, et donc de contentieux potentiel.
Fraude au président, IBAN modifié, rançongiciel : anatomie juridique d'un désastre
La chaîne des responsabilités, une fois l'argent parti
Scénario classique : une direction financière reçoit un courriel imitant parfaitement le style du dirigeant ou d'un partenaire clé. Une opération urgente et confidentielle justifie un virement hors des procédures habituelles. Quelques heures plus tard, les fonds ont disparu vers un compte étranger. Le service comptable comprend trop tard qu'il a été instrumentalisé.
Que se passe‑t-il sur le plan juridique ?
- Une plainte pénale est en général déposée pour escroquerie, falsification et accès frauduleux à un système de traitement automatisé de données.
- La banque est interrogée sur ses propres contrôles : a‑t-elle respecté ses obligations de vigilance et de lutte contre le blanchiment ?
- Les assureurs cyber et fraude analysent le dossier en détail pour évaluer la couverture, les exclusions et les obligations déclaratives.
- Enfin, la gouvernance interne est scrutée : qui a pris la décision, qui a dérogé aux procédures, quelles délégations de pouvoirs existaient réellement ?
Dans cette mosaïque, la capacité de l'entreprise à documenter ses choix, ses flux, ses alertes et ses réactions devient centrale. C'est précisément ce qui fait la différence dans les procédures pénales que nous traitons pour des établissements bancaires, des compagnies d'assurance ou des groupes industriels.
Le rançongiciel qui se transforme en bombe à retardement juridique
Autre scénario, de plus en plus fréquent : un rançongiciel paralyse le système d'information d'un groupe, bloque l'ERP, les outils de trésorerie et les chaînes de facturation. La direction générale hésite : payer pour reprendre l'activité, ou tenir bon, au risque de plusieurs semaines de paralysie ?
Ce choix n'est pas seulement moral ou opérationnel. Il a une portée pénale et réglementaire :
- payer une rançon peut conduire, dans certains cas, à financer indirectement une organisation criminelle ou un groupe sanctionné internationalement ;
- la non‑déclaration d'un incident de sécurité grave à la CNIL ou à l'ANSSI peut constituer une faute, surtout pour les opérateurs d'importance vitale ou les services essentiels ;
- les actionnaires, partenaires commerciaux, voire les autorités de marché, peuvent reprocher a posteriori un défaut d'information.
Autant dire qu'ici encore, ne pas anticiper le scénario pénal, c'est se condamner à improviser sous stress, devant les autorités comme devant les juges.
Pourquoi la direction financière est devenue une cible politique
Une surface d'attaque idéale
Les groupes ont investi massivement dans la sécurisation de leurs systèmes de production, de leurs centres de données et de leurs chaînes logistiques. C'est logique. Mais du point de vue des cybercriminels, le nerf de la guerre est ailleurs : dans les accès comptables, les mouvements de trésorerie et les pouvoirs bancaires.
Dans de nombreuses entreprises, ces zones restent moins protégées que le cœur IT. Procédures papier, circuits de validation contournés "pour aller plus vite", habitudes héritées d'un temps où l'on payait encore par fax : le cocktail est explosif. Et il ne suffit pas d'y apposer un "plan de continuité d'activité" théorique pour s'en sortir.
Ce qui manque souvent, c'est une imprégnation réelle du droit pénal des affaires et de la responsabilité des dirigeants dans la cartographie des risques cyber. Tant que les directeurs financiers traiteront la cybersécurité comme un centre de coûts IT et non comme un facteur de risque pénal et civil, la situation restera fragile.
Un agenda réglementaire qui se durcit en Europe
La directive NIS2, la montée en puissance des exigences de l'ACPR et de l'AMF, sans parler des recommandations de l'ANSSI, dessinent un paysage où la cyber‑résilience devient une obligation quasi structurelle pour les acteurs régulés. Les banques, assureurs, gestionnaires d'actifs, mais aussi les grands groupes industriels interconnectés à ces réseaux financiers, ne pourront pas éternellement se satisfaire de chartes de cybersécurité décoratives.
Les prochains grands dossiers contentieux mêlant cyberattaque, pertes massives et responsabilités croisées se joueront aussi sur ce terrain : l'entreprise aura‑t-elle démontré une approche sérieuse, documentée et proportionnée de ses risques, ou laissera‑t-elle le champ libre à ceux qui voudront requalifier l'incident technique en faute de gouvernance ?
Un angle mort : l'articulation entre cyber, pénal et conformité
Quand le pénal n'est mobilisé qu'en dernier recours
Dans bien des groupes, le réflexe, lorsqu'une cyberattaque touche la trésorerie, est d'abord technique (redémarrer les systèmes), opérationnel (reconstruire les flux) et assurantiel (déclarer le sinistre). Le pénal arrive ensuite, souvent par la petite porte : un dépôt de plainte tardif, parfois incomplet, mal coordonné avec les démarches internes.
Pourtant, dans des secteurs comme la banque ou l'assurance, l'angle pénal devrait être intégré dès les premières heures :
- sécurisation des preuves numériques utiles à une enquête (journaux de logs, échanges internes, captures d'écran, etc.) ;
- identification des personnes exposées pénalement (signataires, délégataires, responsables de la conformité) ;
- cohérence entre la version communiquée aux autorités, aux assureurs et aux partenaires.
Plus l'entreprise tarde à structurer cette dimension, plus elle offre de prise à des lectures divergentes de l'incident, et donc à des contentieux ultérieurs, y compris entre victimes présumées.
Conformité LCB‑FT : le boomerang possible
Lorsqu'une fraude aux paiements ou un détournement de flux transite par plusieurs établissements bancaires, la question de la conformité LCB‑FT (lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme) surgit inévitablement : les alertes étaient‑elles correctement paramétrées ? Les profils des comptes émetteurs et récipiendaires étaient‑ils cohérents ? Les opérations inhabituelles ont‑elles été analysées ?
Pour un établissement financier, se retrouver à expliquer à la fois à son client, à l'ACPR et, potentiellement, au juge pénal pourquoi un flux suspect n'a pas été détecté à temps est une position délicate. C'est là que les contentieux traités par des équipes rompues au contentieux financier prennent une dimension stratégique : il ne s'agit plus seulement de récupérer des fonds, mais de protéger l'architecture même de la conformité interne.
Étude de cas : un groupe industriel pris en tenaille
Imaginons un groupe industriel européen, avec une trésorerie centralisée à Paris, plusieurs filiales dans l'énergie et le transport, et des flux quotidiens de dizaines de millions d'euros. Un vendredi soir, une attaque de type Business Email Compromise (BEC) cible le service trésorerie. Un virement important, maquillé en remboursement anticipé d'un contrat, est ordonné vers un compte en Europe de l'Est. Les procédures de double validation sont contournées par une ingénierie sociale habile.
Le lundi matin, le virement est irrémédiable. S'ensuit une séquence classique mais violente :
- tension extrême entre la direction générale et la direction financière ;
- négociation serrée avec la banque et les assureurs sur le partage de la perte ;
- investigation interne sur le respect des procédures, avec mise en cause potentielle de salariés clés ;
- plainte pénale déposée, médiatisée, avec un parquet spécialisé qui s'y intéresse de près.
Ce qui distinguera, dans la durée, un groupe résilient d'un groupe fragilisé ne sera pas le fait d'avoir été attaqué (presque tout le monde l'est), mais la manière dont la chaîne décisionnelle aura été structurée en amont, puis assumée en aval. Le droit pénal des affaires n'est pas là pour ajouter de la peur, mais pour donner un cadre lisible à cette responsabilité partagée.
Que peuvent faire concrètement les directions financières dès maintenant ?
Passer d'une logique de procédure à une logique de preuve
Les manuels internes regorgent de schémas de validation, de matrices de signatures et de listes de contrôle. Mais devant un tribunal ou un régulateur, ce qui compte, ce n'est pas ce qui était prévu sur le papier, mais ce qui s'est passé concrètement et ce que l'on peut en prouver.
Quelques leviers concrets :
- revoir les délégations de pouvoirs bancaires en les reliant clairement à des responsabilités identifiées ;
- assurer la traçabilité réelle des décisions inhabituelles (notes, courriels, comptes rendus d'appels) ;
- impliquer systématiquement la direction juridique, voire un conseil externe, dans le traitement des incidents significatifs afin de cadrer la collecte de preuves ;
- tester, au moins une fois par an, un scénario de fraude majeure en conditions réelles.
Ce dernier point, souvent perçu comme un "exercice de communication interne", est en réalité un stress test juridique : il révèle très vite les failles de coordination entre direction financière, direction des systèmes d'information, conformité et juridique, et permet de les corriger avant qu'un parquet ne s'en charge.
Relier gouvernance cyber et stratégie contentieuse
Une gouvernance cyber mature ne consiste pas seulement à disposer d'un RSSI performant ou de pare‑feu de dernière génération. Elle suppose un dialogue régulier entre ceux qui gèrent le risque technique et ceux qui gèrent le risque judiciaire. Dans un cabinet d'avocats d'affaires, c'est typiquement le point de rencontre entre les équipes en droit pénal des affaires et cybercriminalité et celles en contentieux financier ou corporate.
Pour un groupe basé ou très exposé en France, ancré dans les secteurs de la banque, de l'assurance, de l'énergie, du transport ou du digital, ce dialogue est tout sauf théorique. Il s'agit, très simplement, de savoir qui parlera à qui lorsque tout commencera à brûler.
Vers une maturité assumée sur le risque pénal cyber
Les cyberattaques visant les directions financières ne vont pas disparaître. Au contraire, elles vont devenir plus silencieuses, plus ciblées et plus difficiles à détecter. La question n'est plus de savoir si vous serez visés, mais dans quel état vous serez lorsque cela arrivera.
Accepter que le cyber ne soit plus un sujet purement technique, mais un enjeu de gouvernance, de responsabilité pénale et de stratégie contentieuse, c'est cesser de subir le tempo des attaquants. C'est aussi se donner la possibilité, dans les dossiers où tout a dérapé, d'aborder la confrontation judiciaire avec un dossier solide plutôt qu'avec un récit approximatif.
Pour prolonger cette réflexion, vous pouvez explorer les autres analyses d'experts du cabinet, ou simplement faire le point, de façon lucide, sur vos propres flux et vos propres angles morts. Mieux vaut affronter aujourd'hui certaines questions inconfortables que de les découvrir demain dans une ordonnance de renvoi ou un rapport de régulateur. Et si vous avez le sentiment que votre exposition en France ou à l'international est mal cartographiée, un premier échange avec des équipes rompues au traitement de crises financières et cyber peut, a minima, éviter que la prochaine attaque ne se transforme en affaire pénale emblématique.