Énergie en tension : arbitrer un projet en crise sans tuer l'investissement
Entre envolée des coûts, urgence climatique et instabilité géopolitique, les grands projets énergétiques - nucléaires, GNL, éoliens offshore - avancent sur une ligne de crête. Quand le différend éclate, l'arbitrage international devient souvent le dernier filet. Encore faut‑il l'utiliser sans saboter durablement l'investissement.
La nouvelle géographie des conflits énergétiques
En 2025, le secteur de l'énergie est une mosaïque de crises superposées : guerre en Ukraine, tensions sur le gaz, revirements sur le nucléaire, contestations locales des parcs éoliens, resserrement réglementaire européen. En France, les annonces sur de nouvelles capacités nucléaires et les grands projets d'énergies renouvelables côtoient des renégociations brutales de contrats d'approvisionnement.
Dans les dossiers que nous voyons, deux lignes de fracture reviennent en boucle :
- des contrats EPC ou d'ingénierie mal calibrés sur les risques de chaîne d'approvisionnement, d'inflation et de normes environnementales changeantes
- des partenariats public‑privé qui n'ont pas sérieusement anticipé l'instabilité réglementaire et sociale
Résultat : explosion des réclamations, expertises interminables, chantiers ralentis. Et au bout de la chaîne, une tentation croissante de déclencher l'arbitrage, parfois comme geste politique autant que juridique.
Arbitrage ou contentieux étatique : un faux débat
On oppose souvent l'arbitrage international et la justice étatique comme deux mondes étanches. C'est excessif. Dans les grands projets énergétiques, les deux systèmes s'imbriquent : recours administratifs, procédures pénales éventuelles, arbitrages contractuels entre acteurs privés.
Pour un bailleur de fonds international ou un consortium d'entreprises, Paris reste un forum privilégié d'arbitrage, notamment sous l'égide de la CCI. Mais le réflexe qui consiste à tout renvoyer à l'arbitrage, sans stratégie globale, est dangereux. Un arbitrage mal calibré peut :
- figer un projet pendant des années
- durcir irréversiblement les positions entre acteurs pourtant condamnés à se recroiser
- exposer des informations sensibles (technologiques, financières, de sécurité) à des risques collatéraux
La question n'est donc pas "arbitrage ou pas arbitrage ?" mais : quel arbitrage, à quel moment, sur quel périmètre, avec quelle articulation avec les autres leviers (expertises, médiations, renégociations).
Le miroir déformant de l'actualité énergétique
Les débats récents sur la refonte du marché européen de l'électricité, les renégociations de PPA renouvelables en Espagne ou en Allemagne, ou encore les contentieux entre États et investisseurs autour de centrales à charbon en retrait illustrent la même chose : le droit de l'énergie est devenu un champ de bataille géopolitique assumé.
Les données publiées par l'Agence internationale de l'énergie montrent une hausse spectaculaire des investissements dans les EnR, mais aussi un volume croissant de litiges liés aux changements de cadre de soutien public. Les arbitres sont de plus en plus sommés de trancher des débats qui dépassent les seules parties au dossier.
Dans ce contexte, un acteur français impliqué dans des projets GNL, nucléaires ou renouvelables à l'étranger ne peut plus se contenter d'un mécanisme d'arbitrage standard. Il doit penser son schéma contractuel comme un véritable dispositif de gestion de crise potentielle.
Préparer le conflit dès la rédaction du contrat
Ce n'est pas du cynisme, c'est du réalisme : sur un projet de plusieurs milliards d'euros, construit sur dix ans, l'hypothèse d'un conflit majeur n'est pas un "risque", c'est une certitude statistique. La question est de savoir si ce conflit se traduira par une paralysie ou par une recomposition négociée.
Clauses d'escalade intelligentes plutôt que symboliques
Beaucoup de contrats d'ingénierie ou EPC prévoient une clause d'escalade type : négociation amiable - médiation - arbitrage. Sur le papier, tout le monde est pacifique. Dans les faits, ces étapes sont souvent vidées de leur substance, transformées en simple marchepied vers l'arbitrage.
Une clause d'escalade réellement utile doit :
- prévoir des délais crédibles, ni ridiculement courts ni indéfinis
- définir un niveau de décision suffisamment élevé (conseil d'administration, comité stratégique)
- prévoir un échange d'informations contradictoire et utile avant toute médiation
- articuler clairement ces mécanismes avec les expertises techniques éventuelles
Dans les projets d'éolien offshore ou de centrales GNL que nous accompagnons, cette mécanique amont bien pensée permet, dans plusieurs cas, de désamorcer des conflits avant qu'ils ne deviennent politiquement ou médiatiquement ingérables.
Ne pas sous‑estimer le choix du siège et du droit applicable
Choisir Paris comme siège d'arbitrage, ce n'est pas seulement une coquetterie francophile. C'est accepter un contrôle étatique limité mais réel du jugement arbitral, dans un environnement juridique et judiciaire rompu aux grands litiges d'infrastructures et d'énergie.
Le droit applicable, lui, ne se résume pas à un débat de professeurs. Entre un droit civil robuste, un droit local parfois instable et le droit d'un État tiers neutre, les conséquences sur :
- la répartition des risques de force majeure et d'imprévision
- les limitations de responsabilité
- les mécanismes d'indexation et de révision de prix
sont considérables. Là encore, les projets énergétiques récents montrent que des clauses mal adaptées aux chocs macroéconomiques peuvent transformer une variation de prix gérable en tsunamis contentieux.
Cas d'un projet éolien offshore en mer du Nord
Imaginons un consortium incluant un énergéticien français pour la construction d'un parc éolien offshore. Le contrat EPC, signé en 2021, n'avait évidemment pas intégré la hausse brutale des coûts de matériaux et les tensions logistiques post‑2022.
En 2024, les réclamations du constructeur explosent : surcoûts d'acier, jours de mauvais temps non pris en compte, exigences environnementales supplémentaires du régulateur local. Le maître d'ouvrage refuse une partie des réclamations, la relation se tend, le calendrier dérive.
Deux voies s'ouvrent :
- Déclencher directement l'arbitrage, au risque de voir le chantier se figer et les positions se radicaliser.
- Activer de manière intelligente les mécanismes d'escalade et d'expertise prévus au contrat pour isoler les points réellement arbitrables.
Dans un scénario maîtrisé, le consortium :
- met en place une expertise conjointe sur les postes de surcoûts contestés
- accepte de renégocier certains paramètres économiques (indexation, délais) contre des engagements fermes sur la nouvelle trajectoire
- réserve à l'arbitrage un périmètre limité (interprétation de certaines clauses, responsabilité sur des retards spécifiques)
L'issue ne sera jamais idyllique. Mais l'investissement sous‑jacent - le parc éolien lui‑même - a une chance de voir le jour dans des délais raisonnables, ce qui reste l'essentiel pour les États comme pour les industriels.
Articuler arbitrage et assurances : un duo sous‑exploité
Un autre angle mort récurrent tient au rôle des assureurs et réassureurs dans ces grands projets. Polices tous risques chantier, garanties de performance, couvertures de pertes d'exploitation : les montants sont considérables.
Pourtant, les contrats principaux d'ingénierie et les polices d'assurance sont parfois négociés en silos, sans articulation fine des clauses de règlement des litiges. On voit alors :
- des arbitrages qui ne lient pas formellement les assureurs
- des polices soumises à des droits et juridictions différents de ceux du contrat principal
- des incohérences sur la définition des événements de force majeure ou des exclusions
Un travail coordonné entre équipes projets, juristes et conseils spécialisés en assurances et réassurance permet d'éviter ces nœuds inextricables où chaque victoire partielle devant un tribunal est neutralisée par une défaite devant un autre.
La tentation du bras de fer politique
Dernier piège, et non des moindres : la tentation, pour certains acteurs publics comme privés, de jouer le rapport de force politique plutôt que la cohérence juridique. On menace d'arbitrage comme on agite un chiffon rouge, on annonce des suspensions de projets, on instrumentalise les médias locaux.
À court terme, cela peut produire des effets. À moyen terme, c'est destructeur :
- perte de crédibilité auprès des contreparties internationales
- renchérissement du coût du capital (prime de risque pays ou contrepartie)
- multiplication de contentieux croisés, pénaux, administratifs et arbitraux
Ce théâtre d'ombres est particulièrement visible dans certains États émergents, mais la tentation existe partout, y compris en Europe. Pour un industriel français impliqué dans ces projets, l'enjeu est de rester ferme sans devenir caricatural.
Vers une culture plus adulte du conflit dans l'énergie
La maturité, dans ce secteur, n'est pas l'absence de conflit. Elle réside dans la capacité à :
- accepter qu'un grand projet énergétique connaîtra au moins une crise majeure
- penser l'arbitrage non comme une punition mais comme un outil de recadrage
- préserver, autant que possible, la continuité industrielle derrière la bataille juridique
Paris, avec son écosystème d'arbitres, d'experts techniques, d'avocats spécialisés en construction, énergie et arbitrage international, est bien placée pour être ce lieu d'équilibre, à condition que les acteurs jouent le jeu : contrats intelligents, vraie préparation des dossiers, refus des procédures purement symboliques.
Si vous êtes engagés dans un projet énergétique qui commence à se fissurer, l'instinct de défense dira souvent "déposons une requête d'arbitrage". Il mérite d'être entendu, mais aussi encadré. Un audit rapide et lucide de vos options - négociation, expertise, arbitrage ciblé - peut faire la différence entre un investissement ajusté et un champ de ruines contractuel. Dans ce secteur plus qu'ailleurs, la manière de se battre compte presque autant que la victoire.